
Introduction – Le tourisme numérique, miroir de la société française
En une décennie, Airbnb a transformé le visage du tourisme et, par ricochet, celui de l’immobilier français.
Ce qui n’était, en 2013, qu’une pratique marginale réservée aux grandes métropoles et aux stations balnéaires est devenu, en 2024, une norme territoriale : plus de 8 communes sur 10 comptent désormais au moins une location via plateforme.
Le rapport Tourisme 2.0 de l’Institut Terram met en lumière une révolution silencieuse : celle de la mise en tourisme du parc résidentiel français.
Cette mutation ne se limite pas à un phénomène de consommation. Elle redessine les logiques de propriété, d’investissement et d’aménagement du territoire. Airbnb agit à la fois comme un levier économique local, un outil de flexibilité résidentielle et un facteur de déséquilibre sur les marchés tendus.
1. De la pratique marginale à la norme : l’essor fulgurant des meublés touristiques
Entre 2018 et 2024, le nombre de nuitées sur les plateformes (Airbnb, Booking, Abritel) a plus que doublé, tandis que l’hôtellerie stagnait.
La France, première destination touristique mondiale, est devenue le laboratoire d’un nouveau modèle d’hébergement hybride : ni tout à fait professionnel, ni totalement domestique.
En 2013, seules les zones littorales, les stations alpines et les grandes villes (Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Nantes) accueillaient des locations en ligne.
Dix ans plus tard, la carte de la France Airbnb est uniformément verte : des montagnes aux parcs naturels, des vignobles d’Alsace aux campagnes du Lot, la diffusion est généralisée.
Cette expansion s’est appuyée sur le parc immobilier existant – résidences principales, secondaires ou logements vacants – et non sur de nouvelles constructions. Airbnb a donc permis une « mise en tourisme du logement ordinaire », transformant les maisons familiales, les appartements urbains ou les dépendances rurales en actifs touristiques.
2. Une recomposition géographique du tourisme français
L’analyse territoriale du rapport montre une triple dynamique :
a. Les littoraux et les montagnes : saturation et spéculation
Les communes du littoral aquitain (Moliets-et-Maa, Lacanau, Hossegor, Biarritz) affichent des records de densité :
jusqu’à 70 000 nuitées pour 1 000 habitants.
Cette activité repose sur une population permanente faible et une part très élevée de résidences secondaires (70 à 80 %).
La conséquence directe est une pression foncière extrême : flambée des prix, raréfaction du logement à l’année, départ des ménages modestes et des travailleurs saisonniers.
b. Les territoires patrimoniaux : Airbnb comme outil de revitalisation
Dans la vallée de la Loire, la Dordogne ou le Lot, la plateforme agit comme un levier de développement local.
Autour de Sarlat, Rocamadour ou Saint-Aignan (Zooparc de Beauval), certaines communes dépassent les 10 000 nuitées pour 1 000 habitants, dynamisant commerces, restaurants et hébergements secondaires.
Airbnb soutient ici une économie de rente patrimoniale, permettant à des villages fragilisés de conserver une activité commerciale.
c. Les métropoles : un équilibre fragile entre attractivité et tension résidentielle
Paris et Marseille constituent deux cas emblématiques.
À Paris, les arrondissements centraux, Montmartre et le quartier de l’Arc de Triomphe dépassent 15 000 nuitées pour 1 000 habitants.
Cette “touristification” s’appuie surtout sur les résidences principales mises en location ponctuelle.
À Marseille, la montée en puissance du tourisme post-Covid a généré un véritable engouement, notamment dans les quartiers de l’Estaque, des Goudes ou du Vieux-Port, accentuant les tensions sur un parc déjà insuffisant.
3. Des impacts immobiliers mesurables : valorisation, tensions et fractures
a. Le logement devient un actif économique
Le revenu médian des hôtes Airbnb atteint 3 800 € par an, équivalant à un treizième mois.
Pour beaucoup, cette rente locative représente une forme de “revenu de propriété participatif”, intégrée à la stratégie patrimoniale des ménages.
Cette logique de rentabilité diffuse modifie profondément la perception du logement : on n’y habite plus seulement, on le valorise, on le fait fructifier.
b. Résidences secondaires et usage locatif : la bascule
Airbnb n’a pas créé les résidences secondaires, mais a changé leur statut économique.
Là où elles dormaient une grande partie de l’année, elles deviennent sources de revenus.
Cependant, la plateforme ne touche pas tous les territoires de la même manière :
- Dans la Creuse, la Nièvre, la Haute-Vienne, malgré une forte densité de résidences secondaires, l’activité reste faible.
- Dans le Rhône, le Gard, le Vaucluse ou la Drôme, à l’inverse, des zones sans tradition de villégiature enregistrent une explosion d’activité locative.
c. Marché du logement : un effet paradoxal
Le rapport montre que dans certaines zones comme le littoral girondin, la part de résidences secondaires a diminué depuis 1990, malgré la montée d’Airbnb.
Cela signifie que la plateforme ne crée pas mécaniquement de nouveaux logements touristiques, mais détourne l’usage des logements existants, aggravant la tension pour les résidents permanents sans augmenter l’offre réelle.
4. L’économie locale transformée : du commerce rural au tourisme d’événement
Les données de l’Institut Terram révèlent une corrélation claire :
dans les bourgs de 1 000 à 3 000 habitants, plus le volume de nuitées Airbnb est élevé, plus la densité commerciale progresse.
Les communes sans location comptent en moyenne 3,5 commerces de proximité, contre 10,9 dans celles dépassant 20 000 nuitées annuelles.
Airbnb devient ainsi un stabilisateur économique des territoires ruraux, contribuant au maintien des services essentiels (boulangerie, pharmacie, médecin).
Par ailleurs, les grands événements (Festival de la BD d’Angoulême, 24 Heures du Mans, Hellfest, Vieilles Charrues) génèrent des pics de réservation spectaculaires :
+200 % pour Angoulême, +230 % pour Le Mans.
Le tourisme événementiel s’appuie sur Airbnb comme amortisseur territorial, là où l’hôtellerie est insuffisante.
5. Régulation, fiscalité et gouvernance locale : vers un modèle mature
Depuis 2019, les plateformes déclarent automatiquement les revenus à l’administration fiscale et la location d’une résidence principale est plafonnée à 120 nuits par an (voire 90 dans certaines villes).
Les sanctions atteignent jusqu’à 15 000 € d’amende pour dépassement et 100 000 € pour absence de changement d’usage.
Plus de 450 communes ont instauré un numéro d’enregistrement obligatoire, et les grandes métropoles exigent parfois une compensation logement.
Cette territorialisation de la régulation vise à préserver l’équilibre résidentiel dans les zones tendues tout en soutenant la vitalité économique dans les zones rurales.
En 2024, Airbnb a reversé 218 millions d’euros de taxe de séjour à 25 700 communes (+16 % sur un an), confirmant son poids fiscal croissant.
6. Fractures sociales et arbitrages familiaux : le double visage d’Airbnb
Un Français sur deux a déjà réservé via la plateforme, mais les inégalités persistent :
les utilisateurs réguliers sont plus jeunes, plus urbains et plus diplômés que la moyenne nationale.
Airbnb reste une solution d’optimisation pour les classes moyennes et supérieures, moins accessible aux ménages modestes.
Les séjours y sont courts (5 jours en moyenne), souvent en couple ou en famille, avec une logique d’arbitrage budgétaire.
Près de 70 % des familles déclarent que, sans Airbnb, leurs séjours leur coûteraient plus cher ou seraient plus difficiles à organiser.
Mais cette accessibilité économique se paye ailleurs : dans les grandes villes et sur les littoraux, les habitants voient leur environnement devenir une ressource touristique, au détriment de l’habitat permanent.
Conclusion – Un modèle à stabiliser entre innovation et régulation
Airbnb a bouleversé en dix ans la géographie du tourisme et les équilibres du logement en France.
Il a permis de redynamiser des territoires en déclin, de maintenir des commerces et d’offrir une source de revenu complémentaire à des centaines de milliers de ménages.
Mais il a aussi intensifié la pression immobilière dans les zones attractives, contribuant à la gentrification et à la raréfaction du logement locatif.
Le défi des prochaines années sera d’articuler trois impératifs :
- Le droit au départ – permettre à tous les Français de partir en vacances.
- L’équilibre résidentiel – éviter que les habitants soient chassés des centres-villes.
- La vitalité économique locale – préserver le tissu de vie et d’emplois autour du tourisme.
L’avenir du tourisme numérique français dépendra de cette alchimie : faire d’Airbnb non pas un prédateur du logement, mais un partenaire du développement territorial maîtrisé.
lien vers le rapport : https://institut-terram.org/wp-content/uploads/2025/10/IT_ETUDE-00017_TOURISME2.0_FR_2025-10-28_w.pdf




